Elles sont trois, réunies un dimanche après-midi dans une cuisine pleine d’odeurs alléchantes. Elles sont trois, comme les filles du roi Lear. Comme les trois régions du Viêt-nam. Comme les trois Parques qui dévident, nouent, tranchent le fil de la destinée. Elles sont trois, comme les Tristesses penchées sur le lit de Thomas de Quincey : la plus âgée, la Madone des Larmes, porte à la ceinture des clefs avec lesquelles elle ouvre toutes les maisons, pénètre dans les chambres, où elle divague, gémit, tempête contre le Ciel, réclame d’être aimée ; la seconde, la Sour des Soupirs, ne se révolte plus – elle a jeté ses clefs, elle visite les parias et les vagabonds, elle se glisse auprès d’eux, les yeux baissés ; la plus jeune sour, elle, pose sur le monde un regard de tigre, elle n’a pas de clef – « quand il lui est permis d’aprocher une porte, elle s’en empare d’assaut et l’enfonce ». La première nourrit de larmes l’inconsolé, la seconde donne le baiser au proscrit, que la troisième reçoit contre son sein pour le perdre à jamais.
« Les Trois Parques confronte trois enfants de la diaspora vietnamienne à leur propre vide dans une cuisine française rutilante : la sour aînée, récemment mariée et bientôt mère pour en finir avec l’ennui, sa cadette outrageusement narcissique et une cousine manchote qui endosse avec une jubilation malsaine le rôle de la Cassandre lorsqu’est envisagée l’invitation en France du roi Lear, le père resté seul au pays de la rééducation politique. » (Les Inrockuptibles)

Née en 1963 au Viêt-nam, Linda Lê avoue volontiers qu’elle n’a plus une connaissance intime de sa langue natale. Le français, appris dès l’enfance, à Saigon, est devenu, sinon sa patrie, du moins un espace mouvant qui lui permet tout ensemble de se désabriter et de trouver une ancre flottante. Arrivée en France en 1977, deux ans après la fin de la guerre du Viêt-nam, elle a pris le chemin de la littérature. Après trois livres parus lorsqu’elle était très jeune, elle a publié Les Evangiles du crime dont une presse unanime a salué l’originalité exceptionnelle. En 1993, Christian Bourgois a édité son cinquième livre, le roman Calomnies (traduit et publié aux Etats-Unis, aux Pays-Bas et au Portugal) puis en 1995, Les dits d’un idiot. Les Trois Parques et Voix ont paru chez Christian Bourgois Editeur en 1998, Lettre morte en 1999, Personne en 2003, Kriss/L’homme de Porlock en 2004, In memoriam en 2007 et Cronos en 2010.
Linda Lê obtient le prix Wepler-Fondation de la Poste 2010 pour Cronos.

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La Manchote, la narratrice de ce texte, est un personnage sombre aux allures de prophétesse de mauvais augure et dont le moignon la démange lorsqu’elle est en proie à de mauvais pressentiments. Elle passe une journée, un dimanche après-midi avec ses deux cousines. Tout se passe dans la cuisine flambant neuve de la sour aînée au « ventre rond » de femme enceinte et mariée. L’autre sour, la Petite et ses longues jambes sont en ménage avec un certain Théo dont elle n’arrive pas à se dégager. L’histoire se tisse au fil des échanges entre ces trois femmes. Originaires de Saïgon, elles sont exilées en France depuis vingt ans. L’un des principaux sujets de leurs discussions est l’attente du Roi Lear, le grand-père oublié, resté là-bas dans sa petite maison bleue, qui devait venir en France mais que la mort a surpris avant son voyage sur un vélo d’intérieur acheté pour une remise en forme d’avant retrouvailles. La langue de Linda Lê, souvent qualifiée par les critiques d’imprécatoire, fuse ici en tirades inoubliables et la force de ce texte réside dans le jaillissement violent et douloureux, au beau milieu cette cuisine occidentale aseptisée, de la tragédie vietnamienne tressée de souvenirs et de fantômes convoqués tour à tour. Ce livre est le premier volet d’une trilogie de Linda Lê, viennent ensuite Voix et Lettre morte.

Dans une rutilante cuisine française, trois cousines d’origine vietnamienne jouent le théâtre de leur propre apocalypse, visionnaire, sensuelle, cruelle et comique.